ILLEGAL, Berichte aus dem Untergrund

Werkstattaufführung 31.05.2008 Theater Basel
Mirjam Neidhart
Trotz immer ausgeklügelter Methoden, die «Festung Europa» gegen unerwünschte Eindringlinge abzuschotten, gelingt es jährlich Tausenden von Menschen, die scheinbar dichten Grenzen zu überwinden und sich illegal durchzuschlagen.

Was treibt sie an? Welche Hoffnungen und Träume begleiten sie auf ihrem Weg ins vermeintlich «gelobte Land»? Und wie gelingt es ihnen, ohne Papiere eine Existenz aufzubauen? Das Stück verwebt Interviews mit Dutzenden von sich illegal in der Schweiz aufhaltenden Menschen zu einem Geschichtenteppich über ein Leben im Schatten der Wohlstandsgesellschaft.

Das Stück wurde im Rahmen vom Stücklabor Basel, 2008 mit dem Publikumspreis ausgezeichnet. Als Hörbuch erschienen bei Christoph Merian Verlag erschienen unter der Regie von Peter-Jakob Kelting.

Werkstattaufführung:

31.5.2008 Theater Basel

Mit: Anina LaRoche (Regie)

Hörbuch 2008 Christoph Merian Verlag:

2008 Christoph Merian Verlag

Regie: Peter-Jakob Kelting/ Mitwirkende:

begleitende Installation:

Regie: Nic Biermeiser

Uraufführung: Theater Basel

Blog von Marx:

 

Chapitre I

Je m’appelle Marx, j’ai 40 ans et viens du Congo. Je vis en Suisse depuis cinq ans dix jours et quatre heures. Dans un canton qui claironne l’altérité et la  diversité autant que le prêtre la chasteté. Administrativement  comme requérant d’asile débouté. Juridiquement  comme une personne illégale. Socialement tantôt comme un indésirable tantôt comme une victime. C’est selon. La nouvelle Loi sur l’Asile a chamboulé mon existence, assombri mon horizon, altéré mon jugement sur la société d’accueil et par-dessus tout figé mon proverbial dynamisme. 

En janvier 2008, j’ai été contraint de quitter ma chambre individuelle pour partager un réduit spartiate avec quatre inconnus. D’eux, je n’ai rien en commun. Excepté le statut de requérant d’asile débouté. Prenez un loup un agneau, un chien et un chat, mettez les dans le même enclos. Jouez les étonnés s’ils se regardent en chiens de faïence et usez de la carotte sous un air d’innocent s’ils se crêpent sans cesse le chignon et vous aident ainsi à tuer l’ennui au bureau.  

Bonjour la guéguerre programmée, le tapage nocturne, le diktat de la fumée. Bienvenue aux  disputes quotidiennes pour des broutilles ou …aux coups de vol à intervalles plus ou moins longs. Adieu les moments d’intimité avec la copine ou encore la réception des amis à domicile. Adieu les lectures solitaires, les moments d’écriture ou de calmes réflexions existentielles. 

Ce matin, à dix heures, je suis allé, comme tous les matins de lundi à vendredi, au bureau. La queue s’était déjà formée. J’ai reçu après décharge, comme les autres, de l’assistant social, un bon de Migros d’une  valeur de 10fr. Il y a point de magasin Migros dans cette vallée pour bannis du système. Le plus proche est à deux arrêts de train. Je dois laisser chaque fois environ 6fr dans l’automate des CCF (chemins de fer fédéraux). Parfois, quand je dois m’acheter en outre un paquet de lames à raser, je me sens contraint de choisir entre un voyage aller et retour tranquille avec ticket, mais sans paquet de lames, ou alors resquiller et voyager la boule dans le ventre, le stress sur le visage et la tête pleine des « si ». Fini le temps de l’abonnement mensuel. 

Les spaghettis marque M- budget sont finis au rayon. La dame en tenue verte me demande de repasser dans l’après midi. Ses mots bien qu’emprunts de respect et appuyés d’un  sourire désarmant me mettent, après un quart de tour dans le petit magasin, en rage. Dans un coin de ma tête, comme surgit de nulle part, une foule d’images et de pensées négatives prend progressivement corps. Je cesse de voir en elle l’accorte caissière. Son visage prend des traits de la gent xénophobe qui sous les dehors de l’agneau distille au compte-gouttes le poison de l’ afrophobie (la peur du Noir, de l’Africain) dans la société. 

Je fais la croix sur les pâtes et prends un sachet de riz ainsi qu’une boîte de thon et de tomate. Je passe à la caisse. Les achats se lèvent à 9fr. Je n’ai pas droit au remboursement et dois ainsi retourner dans les rayons chercher un article d’au moins 1fr. De nouveau je dois faire la queue. Je sors en me pressant pour ne pas rater le train. Trop tard. Je dois attendre trente minutes. 

Chapitre II

Cette nuit j’ai dormis d’un trait. Peut être parce que j’étais seul dans la chambre. Dimitrev, Hassan et Michael sont partis la veille. Ce matin, s’ils ne reviennent pas avant midi ils n’ auront pas droit au bon de la Migros. Il se murmure ici qu’ils ont d’autres sources de revenue et s’offrent ainsi le luxe de renoncer des jours durant au fameux bon. Je passe la main sur mon front comme pour chasser ces pensées qui veulent voler la vedette à mon réveil.  

Je descends du lit en posant délicatement mon pied sur chaque barre de la petite échelle. Ensuite je remercie le Seigneur d’avoir veillé sur moi au cours la nuit et lui demande sa protection quotidienne. Je prends ma douche, chauffe le reste de repas de la veille et le mange avec Nevza, un jeune turc que je considère comme un petit frère. 

Je reçois un coup de fil de madame Schmit me rappelant que le cours d’allemand aura lieu plutôt à 10h et non à11h comme d’habitude. Je ne sais pas si je vais y aller. Je suis depuis le début de l’année d’humeur très versatile. Il m’est arrivé de prendre une décision et d’y renoncer à la dernière seconde ou d’agir sur un coup de tête. 

Les autorités du  canton ont formellement interdit à madame Schmit de nous dispenser même gratuitement au sein du centre  des cours de langue allemande: nous sommes des requérants déboutés et devons quitter la Suisse. Basta. C’est plus la chaleur humaine et l’attention que je trouve auprès de madame Schmit qui chaque fois me portent jusqu’à son domicile. Au début nous étions six apprenants aujourd’hui nous ne sommes plus que deux. Pour quelle raison dois-je d’une part apprendre la langue de ceux et celles qui me trouvent indésirable, nourrissent des stéréotypes à mon égard? D’autre part je ne peux venir à bout des préjugés sur le requérant d’asile que je suis qu’en faisant l’effort de m’intégrer en apprenant la langue. J’ai plus intérêt à faire le premier pas, à courber l’échine.

Aujourd’hui je parle mieux allemand, mais pas assez pour soutenir une conversation à bâtons rompus, mais suffisant pour avoir un échange avec la caissière du supermarché. Ma copine, elle préfère me parler en anglais. Elle joue les interprètes toutes les fois que dans la rue on s’ adresse à nous. Je rêve du jour où les rôles seront renversés.      

Chapitre III

Vendredi  je vais chez Anita. Nous  passerons ensemble le week-end. Je trace avec affection quelques mots d’amour en allemand sur une feuille ainsi qu’un poème sensuel en français par moi écrit.  Je signale mon absence auprès de l’assistant social et file. 

Je m’installe dans le train et mes pensées s’envolent  vers ma copine, vers elle. Je la vois  faire les cents pas sur le quai, piaffer d’impatience, aller d’une mine peu sereine au guichet se renseigner sur l’heure d’arrivée comme si elle aurait changé ou si quelque retard serait signalé. 

Je sais pourquoi j’aime Anita: parce que nos mots tiennent nos maux en laisse. Je blague. Je l’ aime parce qu’elle est une femme hétérosexuelle et moi un homme hétérosexuel. Encore une blague. Je l’aime parce qu’elle s’appelle Anita et est blanche. Moi Marx et est noir. Et que les contraires s’attirent. Je crois pas un iota à ce discours. Je m’excuse pour mes blagues auprès du lecteur qui maintenant peut dire pourquoi j’aime Anita. 

Le train ralentit progressivement et s’arrête en rase campagne. Un message annonce un problème technique et demande aux passagers d’être patients. J’envois un texto à Anita pour lui faire part de cet imprévu. Dans sa réponse instantanée je lis de l’amertume envers les CFF. Je dois dire que je ne comprends pas cette impatience tant répandue ici. C’est vrai que lorsqu’on a toujours vécu dans un système réglé comme du papier à musique la moindre fausse note peut nous mettre hors de nous. Ma voisine d’en face, une jeune fille dans la vingtaine, ne cesse de s’agiter. Portable vissé à l’oreille, elle jacasse, appuie son front contre  la fenêtre comme pour mieux se ressourcer. Agacé, je lui montre le pictogramme collé sur la fenêtre et sur lequel est écrit « compartiment silence ».Elle s’excuse et se lève. Pour moi le temps qui passe c’est l’incertitude qui coule paresseusement, c’est l’insécurité qui tartine tout espace et me tient confiné constamment entre les quatre murs. C’est moins les heures, les jours, les semaines…les ans. 

Je sors mon dictionnaire de poche français allemand de mon sac (et non de ma poche) et y cherche l’équivalent des mots allemands se rapportant à la situation actuelle. Je le referme déçu, mais content de l’annonce en cours : « Nous vous remercions de votre patience et vous prions de descendre afin de continuer le voyage par bus postal. »

Le chauffeur du bus nous accueille avec un sourire traversant verticalement son visage. Je m’installe tout juste derrière lui et fais place à un petit roupillon. Au bout de vingt minutes  j’aperçois Anita. Je descends et elle fond dans mes bras. Pas pudeur je réponds timidement à son profond baiser. Enfin je prends son bras et nous portons nos pas vers la maison.    

Chapitre IV

Ce week-end ma copine n’est  pas là. Elle est allée en vacances. Dimanche j’irai à l’église catholique romaine située pas loin du centre. Je suis né dans une famille catholique. Adolescent, j’ai été des années durant enfant de chœur et avais une très grande admiration pour les prêtres. Ma mère aurait d’ailleurs été au  septième avant l’heure si je lui avais dit que je prenais le chemin de la prêtrise.

Il est dix heures quarante quand je franchis la porte de l’église qui est à peine remplie.L’ assistance clairsemée est majoritairement composée des personnes âgées. Pas d’adolescent ni d’enfant non accompagné. Je m’assieds, sors mon chapelet et mon missel. 

Progressivement l’église fait son plein. Devant et derrière moi plus aucune place assise. C’est même épaule contre épaule. Par contre je suis le seul sur mon long banc. Je me sens mal à l’ aise et vois concomitamment passer une multitude de questions dans ma tête. J’essaie de faire table rase de cette situation indicible et participe activement à la messe qui se déroule dans un calme de cimetière. Chez moi, le dimanche, les clameurs se lèvent au milieu des balafons, tamtams et claquements des mains vers les cieux  où semble t-il Dieu s’en délecterait  au point d’en redemander au grand dam de Jésus qui, aux dires des apôtres, adore le calme. 

A la fin de la messe je vais prendre part à l’apéro. Mes coreligionnaires m’assaillent de questions aux relents de curiosité et de …xénophobie : « Depuis quand vivez- vous en Suisse ? Est que vous aimez- la Suisse ? Quand  est ce que vous repartez? » Quand je leur répond que je suis  officiellement illégal, ils me répondent en se réfugiant derrière le discours du parti d’extrême droite que la Suisse compte trop d’étrangers et ne peut accepter tout le monde.

Je prétexte d’un rendez-vous pour me débarrasser d’eux. Je monte dans le bus. Une dame assez âgée y monte deux arrêts plus tard. Je me lève pour lui faire la place. Elle décline mon offre en bredouillant quelques mots polis. Je me sens touché dans ma négritude quand je vois la même dame s’asseoir à deux places de moi, quelques minutes après. Passe que comme d’ habitude, les gens refusent de s’asseoir à mes côtés dans les transports publics. Passe que dans la maison de Dieu personne ne veuille s’asseoir à mes côtés. Mais voir ma « maman » refuser mon offre de s’asseoir alors qu’elle est à l’affût d’une place assise, m’a profondément attristé. 

Chapitre V 

Hier vendredi j’étais chez Anita prendre tous mes habits ainsi que mes livres et divers effets. Notre relation a tenu deux ans. J’ai ressenti un très grand choc émotionnel après le long flot de mots blessants dont elle a fait couler la veille au téléphone sur mon cœur déjà endolori. Depuis environ trois mois nous avons eu constamment des scènes de disputes plus ou moins violentes, suivies parfois des caresses …. des cris de plaisirs sexuels partagés.   

À présent, j’ai l’impression que le monde s’écroule, que la terre s’ouvre sous mes pieds, que je suis devenu le paillasson sur lequel certaines femmes viennent à dessein y essuyer leur cœur noirci par des expériences négatives qu’elles ont connues. J’ai par- dessus tout une profonde rage d’avoir été utilisé comme une orange que l’on jette à la première poubelle après l’avoir  vidé de son jus.

J’ai connu Anita dans une discothèque de Laufen fréquentée par des africains et sud américains. Elle est tombée rapidement amoureuse des gestes tantôt gracieux tantôt endiablés que mon corps produisait en écho aux sons africains distillés dans la salle. Nous avons dansé ensemble puis un échange de numéros s’en est suivi. 

Dès le lendemain elle commença à m’envoyer sans cesse des texto (sms). Je me confiai à certains habitués de la discothèque qui me mirent en  garde contre celle qu’ils appellent en chœur «  criquet pèlerin ». Je pris malheureusement ces mises en garde pour de la jalousie et tomba pieds et mains liés dans la toile de Anita que je prenais à tort pour un cocon. 

Aujourd’hui je comprends qu’elle doive doit son sobriquet au fait qu’elle se fond littéralement comme un criquet pèlerin sur sa proie, la dévore à satiété, se retire sans état d’âme aussitôt que la prochaine  proie est dans son collimateur. 

Je suis rentré de mon dernier voyage de chez Anita, mon ex copine en haletant : la monté de la colline avec la valise a exigé un rare effort musculaire de ma part. Je profite du calme que m’offre l’absence des autres occupants de la chambre pour m’endormir aussitôt. 

Michael, un des quatre occupants, me trouve le matin dans un état de consternement qui contraste avec la vive joie que radie son visage. Il s’enquiert de mes nouvelles. En guise de réponse, je noie mon chagrin d’amour dans un flot de mots rebattus ayant trait à notre sort de requérants déboutés. C’est alors qu’il sourit en me disant qu’il a rencontré la veille une bonne âme dans une discothèque à Zürich. Il sort son portable et je reconnais la photo de Anita sur l’écran. J’abats illico ma dernière carte en lui racontant par le menu ma mésaventure. « Tu es jaloux de ma perle » me lance t-il. 

A ces mots je ris bruyamment. Un rire thérapeutique, qui d’une part me console de mon mal d’amour et d’autre part m’attriste à l’idée de savoir que la prochaine proie du criquet pèlerin est mon « frère d’infortune ».

Chapitre VI

« Le français est la langue des droits de l’homme » ; « la culture belge a produit de très grands penseurs, philosophes et auteurs » ; « Bruxelles est la capitale de la culture africaine ». Ces mots et une foule d’autres du même esprit  fréquemment ressassés au cours des multiples   discussions entre élites universitaires, journalistes et membres de l’opposition politique Congolaise forment bien le terreau sur lequel mon imagination a des années durant, tiré la substance qui lui a permis de donner corps au rêve de quitter l’Afrique pour l’Europe. A cela s’ajoute d’une part les effets immédiats et différés des images, reportages et autres documentaires vus à la télévision nationale ou sur les chaînes satellitaires qui contrastent avec le climat local pauvre en perspectives. D’autre part, de part mes études en langue française, à l’université, j’étais en permanence, au travers de la littérature, de la lecture des journaux, des témoignages de personnes vivant en Belgique, en contact avec la culture et civilisation Belges. Les politiciens y allaient chercher la légitimité diplomatique ou/et renforcer leurs réseaux. Mes enseignants y avaient été pour leurs études de doctorat ou pour se perfectionner. A leur retour ils parlaient unanimement de conditions d’études meilleures. Pour moi la Belgique était synonyme de lieu où tout étudiant en lettres modernes française devait y aller chercher l’onction des « pères du savoir ». 

Après l’obtention de ma licence, j’émis à mes parents mon vœu de continuer mes études en Belgique. Un de mes enseignants m’aida à obtenir une inscription dans une université Belge et à produire toutes les pièces exigées par l’ambassade du Royaume de Belgique à Kinshasa. Mes parents quand à eux fournirent la caution financière indispensable à l’obtention du visa. Seulement voilà  l’ambassade rejeta mon dossier sans motivation du rejet. Ce fut un très grand choc. Un long désenchantement. Je mis des mois à m’en remettre. Je pris fermement sur moi la résolution de laver cet affront en allant, un jour si Dieu le veut, avec ou sans visa en Belgique. 

C’est ainsi que de retour d’une conférence universitaire au Canada, je mis à profit mon escale à l’aéroport Zürich pour y déposer une demande d’asile dans l’espoir de pouvoir rejoindre un jour  la Belgique. Cinq ans après je cours toujours après mon rêve de pouvoir continuer mes études en Belgique en tricotant et détricotant le temps.    

Chapitre VII

Ce soir je me suis rendu à l’université pour assister à une discussion académique  comme il en pleut ici régulièrement. J’y suis arrivé bien des heures avant, dans le dessein de me rendre à la faculté des lettres. Depuis mon arrivée dans ce pays, je brûle sans cesse d’envie de retrouver l’ambiance de l’université, de comprendre de visu comment ici se fait l’enseignement du français, d’avoir une idée des auteurs au programme et de les comparer à ceux du pays.

 Je dois avouer que j’ai été très surpris par l’accueil chaleureux que j’ai reçu alors que je n’y étais pas attendu. Personne ici ne m’a posé ni la moindre question insidieuse au relent xénophobe ni manifesté de l’indifférence à mon égard. Le chef du département m’a même assuré de son aide au cas ou l’université revient sur sa décision  et m’accepte malgré mon statut de sans papier. A la vue des conditions matérielles dans lesquelles étudiants et enseignants baignent j’ai coulé intérieurement les larmes en pensant à celles du pays. 

De retour  à la maison je me suis barricadé dans ma tour de tristesse, passant et repassant sous mes yeux les mots de la lettre de rejet reçue il y a un mois des autorités universitaires. Comme sans papier je ne dois pas m’inscrire dans une université, je suis exclu de ce lieu de penser et de savoir par excellence. A l’interdiction de travailler, s’ajoute désormais celui de penser, d’acquérir des outils  me permettant  de mettre davantage de rationalité là où stéréotypes et connaissances empiriques priment. 

Hier j’ai rencontré Sabina, étudiante en doctorat au département d’ethnologie. Elle prépare son voyage d’étude au Congo en apprenant le lingala. En retour elle m’inculque la langue allemande. Cette rencontre me permet de me valoriser, d’enrichir mon identité au contact de l’expérience enrichissante avec l’Autre. Elle me permet surtout de vivre à travers Sabina dans l’illusion que je redevenu étudiant et peut humer même à distance l’air de la faculté. Sabina dit que c’est une définition d’elle qui se met en marche toutes les fois qu’elle se confronte à moi. 

Nous parlons souvent politique même si je me méfie de son regard manichéen du monde. Par contre je partage sans la moindre réserve sa crainte grandissante que je sois frappé par une troisième interdiction : celle de ne saluer, parler dans l’espace public ou fréquenter en privé sans autorisation officielle toute personne autre qu’un sans papier. Les lépreux ne vivent–ils pas entre eux dans une léproserie ? Les oiseaux du même plumage ne vont-ils pas  ensemble ?          

 Chapitre VIII

« Papa Jacques », une connaissance à moi qui a vécu longtemps à Paris et vit aujourd’hui  en Suisse au bénéfice de la libre circulation,  m’a téléphoné hier pour m’inviter à l’anniversaire de son fils. 

Je n’aime pas du tout aller dans certains milieux festifs africains à caractère privé. J’y ai fait, à plusieurs reprises la triste expérience : sous des airs compatissants, certains invités vous tirent les vers du nez  pour mieux vous calomnier par la suite. D’autres vont jusqu’à passer des coups de fils au pays pour raconter comment  vous galérer  en Europe.  Je connais des personnes fraîchement arrivés et munis de titres de séjour qui disent aux miens restés au pays que je suis sans papier en Europe parce que je refuse de faire comme les autres et que je n’ai qu’à m’en prendre à moi-même : « Marx passe son temps à lire, à écrire, à suivre les débats politiques, à participer aux marches politiques, à respecter la loi sur les étrangers qui est pourtant injuste envers les non européens, et à faire du bénévolat comme si cela donnait des papiers ».      

Désespéré à la perspective d’entendre une énième fois ce genre de musique qui me met hors de moi, j’ai  multiplié  arguments et  prétextes captieux dans les quatre textos(sms) que j’ai envoyés à « papa Jacques » pour lui faire part de ma non venue. Malgré cela il a réussi, non sans peine, à arracher ma participation.

Je suis arrivé à la fête  bien avant pour prêter mes bras, à défaut d’apporter un cadeau, aux diverses préparations en cours. J’ai aussi dit à «  papa Jacques » que j’aimerais que la musique soit jouée à voix basse, que la fête se termine avant 22h et que les invités ne fassent pas du bruit. Il à rit tout en me contemplant d’un air  incrédule : » vous les suisses allemands avec votre esprit carré ! »  Je lui ai dit que je connais des « frères d’infortune » qui se sont retrouvés au pays tout juste à cause du fait que quelqu’un avait téléphoné à la police pour se plaindre d’un décibel de trop venu de chez le voisin. C’est alors qu’il m’a pris au sérieux et m’a donné l’assurance qu’ici la nuisance sonore se règle entre voisin. Je lui ai également fait part de mon souhait de partir un peu plus tôt, vers 19h, question de ne pas rencontrer certaines personnes.  Ces personnes qui me réduisent à mon statut de sans papier, qui à la moindre divergence de vue sur les sujets sportifs, musicaux, politiques et sociaux d’ici ou/et du pays  me jettent des mots blessants à la figure: » voilà pourquoi tu es et resteras un sans papier: tu cites les auteurs, les médias, et la loi. Quand comprendras-tu enfin que tu n’es qu’un idéaliste qui n’a pas sa place dans l’arène de la ruse, du machiavélisme et d’hypocrisie qu’est la vie ici ? » 

Peut être que je suis idéaliste, mais je constate qu’au cours des discussions que je provoque au tant que les circonstances s’y prêtent, dans le but avoué de favoriser la naissance d’une conscience politique panafricaine chez mes compatriotes, que certaines personnes font toujours un lien  entre les arguments avancés et le statut social et juridique de l’auteur desdits arguments. Plus on jouit d’un titre de séjour avancé, moins on est traité d’idéaliste. Ainsi un  titulaire de permis C ne sera jamais traité d’idéaliste par les autres s’il est en désaccord sur un sujet donné avec un détenteur de permis B et ainsi de suite. Le détenteur du passeport Suisse est vu comme l’oracle qui à réponse à tout.  Et personne, à moins d’être soi même détenteur du passeport suisse, ne dira de lui de lui qu’il est idéaliste, au risque d’avoir les rieurs contre soi.  

alias Marx (2008)

 

Video-Installation (Ausschnitt) zu «Illegal» von Nicole Biermaier